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  • 17/9/2007
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Montesquieu

 
Lettres persanes
Les Lettres persanes de Montesquieu
Par D.Behzad Hashémi
 

   L'édition originale des Lettres persanes parut anonyme dans les premiers mois de 1721 en deux volumes in-12. Au cours de la même année paraissent d'autres volumes qui comprennent un texte identique et portent sur la page de titre le nom de l'éditeur Brunel, à Amsterdam.

    Le succès de l'ouvrage provoqua un grand nombre de contrefaçons ; Jean Dufour en dénombre seize (cf.' Recherches sur les éditions origi­nales des lettres persanes , Bulletin du bib­liophile, 1939, pp.274-278) sous le millésime 1721 toutes aux faux noms, ou de Marteau, ou de Brunel.

  Toujours en 1721 parut une seconde édition revue , corrigée , diminuée et augmentée par l'auteur , avec l'adresse   à Cologne chez Pierre Marteau en deux volumes in-12 , mais au lieu de 150 lettres elle n'en comptait que 140.On avait éliminé treize lettres de l'édition précé­dente et on en avait ajouté trois nouvelles (les lettres CXI,CXXIV,CXLV)

 

 D'après les spéciali­stes ces dernières lettres sont authentiques , il semble donc que même cette édition n'ait pu se réaliser sans une certaine collaboration , directe ou indirecte , de fauteur .
 

   Dans les années qui suivent, une trentaine de rééditions ou d'éditions nouvelles furent imprimées , non sans fautes et en dehors de tout contrôle de la part de Mon­tesquieu , qui semble se désintéresser de son roman de jeunesse.

   En 1754 fut publiée , au chiffre de Pierre Mar­teau , une nouvelle édition avec supplément , en un seul volume , mais divisé en trois par­ties : deux tomes et un Supplément .Cette édi­tion reproduit , à quelques mots près , les 150 lettres de l'édition princeps de 1721 et y ajoute à la fin du deuxième tome , un Supplément de 28 pages .Celui-ci contient Quelques réflexions sur les Lettres Persanes , ensuite onze lettres nouvelles ( les trois ajoutées dans la seconde XCI , CXLIV, CLVM , CLVIII , CLX ).

   En 1755 , Montesquieu mourait ; en 1758 son fils , Jean Baptiste de Secondât , fit publier par l'avocat Richer, une grande édition en trois vol­umes in-4 des oeuvres de son père (Amsterdam et Leipzick , chez Arkstée et Merkus ) .Une note des Lettres informe que les éditeurs ont utilisé le manuscrit que fauteur avait confié de son vivant aux libraires .Dans cette édition , qui est la dernière reproduisant les volontés de Mon­tesquieu , les lettres du Supplément de 1754 , ont été réparties , selon l'ordre chronologique et thématique établi par l'auteur , à l'intérieur de la structure narrative originaire des 150 lettres, mais en l'augmentant jusqu'à 161 . L'édition de 1758 des Lettres persanes constitue donc le texte de base de la tradition imprimée,celui sur lequel s'est fondée la plus grande partie des édi­tions ultérieures.

   L'auteur s'éclipse ou feint de s'éclipser. Il prévoit la critique, et s'y dérobe .Ces lettres gaies, si on l'en savait l'auteur, feraient dire: Cela n'est pas digne d'un homme grave caractère du magistrat. Autant laisser ces lettres parler pour elles-mêmes, sans caution, sans garant, rendues plus provocantes par l'anonymat .

 

L'incognito n'a pas pour seul effet de protéger l'auteur .Son identité n'eut pas été un très grand mystère, pour une police bien organ­isée .L'effet recherché concerne moins l'auteur, que la constitution même de l'oeuvre.

 

   Feindre que l'on publie des documents com­muniqués par des voyageurs persans, y ajouter même quelques secrets intimes qu'on prétend avoir surpris à leur insu, c'est d'abord alléguer l'autorité de la vie réelle, c'est donner à l'oeuvre qui sera la nouveauté du jour, le prestige d'une origine extérieure à toute tradition littéraire: c'est nier toute provenance imaginaire.

    Il faut accréditer le plus vigoureusement possible l'existence effective des personnages et de leurs aventures. L'auteur s'efforce donc d'effacer les traces de son activité inventive .En poussant les choses à la limite, l'auteur s'efface lui-même .Le système classique de la vraisemblance favorise l'annulation du romancier au bénéfice des textes historiques, dont il se fait passer pour le déposi­taire indiscret.

 

Dans le cas des Lettres persanes, l'effacement du romancier a pour effet d'attribuer une apparente autonomie à chacun de ceux qui prennent la plume; le livre, donné pour un recueil de missives, a autant d'auteurs qu'il y a d'épistoliers.
 

   La parole est tour à tour aux nobles voyageurs, aux eunuques, aux épouses,aux amis lointains. Le régime de l'ouvrage est celui de la pluralité des consciences, de la diversité des points de vue et des convictions. Proches en cela des héros de théâtre, les per­sonnages mis en situation d'écriture peuvent obéir chacun à leur propre subjectivité, donner libre cours à leur passion ou à leurs préjugés, plaider leur cause avec les arguments, de bonne ou de mauvaise foi, que leur inspire l'humeur du moment.

 

   La contradiction est montrée partout .A l'intérieur de l'univers persan d'abord , c'est-à-dire entre les divers épistoliers du recueil .La contradiction ,ensuite , sépare les religions con­currentes , trop semblables dans leurs dogmatismes rivaux pour ne pas s'annuler au contact l'une de l'autre ; et Montesquieu tient à nous révéler , à travers le regard étonné des vis­iteurs, que la contradiction règne au sein de l'univers occidental lui-même , entre l'ordre des faits observables et celui des valeurs alléguées , entre les actes et les prétextes.

   Mais s'il importe à Montesquieu de faire triompher la raison, par le jeu des oppositions insoutenables, il ne lui importe pas moins de faire triompher, par ce jeu même, le plaisir du lecteur. Tout, depuis les libertés que le tra­ducteur - adaptateur dit avoir prises avec l'original, jusqu'aux formes aiguës, parfois franchement comiques, sous lesquelles se manifeste la plus sérieuse contradiction, tout est ménagé pour que jamais l'ennui ne s'insinue dans cette lec­ture; le principe de plaisir est ici tout-puissant, mais sans entrer lui-même en contradiction avec l'exigence de raison. Les voyageurs s'intéressent à tout; tout les frappe et les fait réfléchir :

 

voilà le principe de la variété assuré , que vien­dront enrichir encore le concert des multiples voix féminines, les grands airs des castrats, La diversité, bien apprêtée, engendre la sur­prise; citons, entre vingt exemples, la façon tout imprévisible dont la lettre cancanière sur le mariage de Suphis (LXX ) fait suite à la lettre d'Usbek sur les attributs de Dieu (LXIX).
 

   La pensée du lecteur est contrainte à de vifs déplacements, qui ne sont pas sans agréments à force d'incongruité. La surprise, au demeurant, est l'état d'esprit auquel le ton même des Lettres prétend constamment envoyer , tout au moins au début du livre .

   L'auteur ,en excusant ses har­diesses , révèle son procédé ; ces traits se trou­vent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement .Le plaisir naît de la vivacité du trait, de la pointe inattendue qui blesse et fait rire: et rien ne motive mieux le trait de satire que l'hypothèse d'un regard naïf, porté sur les choses d'Occident par des hommes d'Orient.

   Les propos, les idées qui, sous la forme du traité ou du discours académique, n'eussent été que des rappels de la morale classique, ou des aperçus rapides de la nouvelle philosophie, les voici comme mis en tension par leur attribution à l'épistolier persan ; elles sont pensées et tracées pour la première fois ; celui qui les énonce éprouve visiblement, à les formuler, le plaisir de la surprise. La fiction du voyageur persan est donc rajeunissante , non seulement pour les objets extérieurs qu'il voit et décrit , mais pour les vérités qu'il met au jour .Quelques grands principes , bien connus , trop connus , oubliés , peuvent ainsi être rappelés , par leur attribu­tion à un nouveau venu qui les expose dans l'instant même où sa raison les aperçoit .

 

Un style s'invente à travers cette mise en scène: il réduit la matière habituelle de l'essai à la substance d'une lettre ou d'une série de lettres; il autorise donc à faire bref, à élaguer, à couper court, à rendre inutiles préambules et développements.
 

   L'épistolier persan peut aller à l'essentiel sans se laisser embarrasser de toutes les questions accessoires qui , pour un auteur occidental , se seraient inévitablement accumulées .I1 ne connaît, en fait d'objections, que celles de la religion musulmane, envers laquelle il ne lui en coûte pas trop de déclarer sa soumission , dans les figures d'un style orné , où la diction poétique a tout loisir de déployer ses lenteurs Par la fic­tion persane, Montesquieu se trouve entraîné à écrire autrement, à mieux écrire : et ce bonheur d'écrire s'exalte tour à tour dans la rapidité avec laquelle s'imposent les axiomes de la raison , et dans la parodie ornementale du style figuré de l'Orient.

   L'anonymat fait partie du système des Lettres persanes , pour tout ce qui touche à l'Occident .Les seuls noms de personnes , dans les 161 lettres du recueil , sont ceux des voya­geurs , de leurs    amis ,de leurs épouses, de leurs esclaves .Les noms de personnes , dans le livre occupent la région de la fiction orientale Pour ce qui est de l'Occident , seuls les pays , tes villes , les institutions y reçoivent leurs noms .

   En revanche , la règle quasi absolue suivie dans les Lettres persanes consiste à ne désigner aucun Français par son nom , ni même à lui attribuer un patronyme fictif .Louis XIV lui-même , ni Philippe d'Orléans , ni Law , pourtant si clairement évo­qués , ne sont autrement désignés que par la fonction  remplie, ou car l'origine :1e roi de n'est plus question de ces personnages excep­tionnels , on constatera que sous le regard des voyageurs persans , l'individu , dépouillé de toute identité personnelle , n'existe que dans des gestes et des discours typiques , qui le caractérisent comme le représentant d'une catégorie.

   Quand survient un portrait, le singu­lier renvoie toujours à un pluriel : le personnage dépeint appartient à une catégorie suffisamment importante pour être répertoriée : l'alchimiste, le géomètre, le juge, l'homme à bonnes fortunes, l'homme qui représente, ne sont jamais supposés être seuls de leur espèce. Les types psychologiques et passionnels, eux aussi, font défaut dans la description du monde occidental.

 

C'est que Montesquieu réserve le registre passionnel pour l'Orient : c'est là qu'apparaîtront la jalousie, la colère, la dissimu­lation .
 

   Une ligne de clivage très précise sépare le monde des sentiments, cet Orient de l'âme, et les activités de surface qui foisonnent en France, et dont Montesquieu fait la satire à travers la curiosité narquoise des Persans. En France , les Persans ne s'engagent pas , ne se lient à rien , n'ont pas besoin de ren­contrer plus d'une fois la même personne pour en faire le portrait Toutes leurs rencontres sont des premières rencontres , aussitôt suivies d'une description sans appel .

   Ainsi le lecteur français est-il invité à prendre ses distances pour exam­iner , du point de vue de l'étranger, les usages de son  pays  , tandis qu'il est admis , en, dans l'intimité des âmes et des corps , dans la Perse lointaine: le lecteur est entraîné dans un jeu qui l'éloigné de son milieu actuel ,et qui le rend indiscrètement présent à un monde absent. Dans l'imaginaire érotique, la Perse est proche ; dans l'ironie observatrice, la France. Anonyme et caricaturée, devient un continent lointain.

   Les Persans commencent par poser la ques­tion capitale du pouvoir politique et religieux ; de leur base psychologique : la crédulité , la vanité des peuples ; de leur base économique: la richesse , et la façon dont elle s'acquiert .Mais passant aux autres niveaux de la société , les Persans ne suivent pas l'ordre méthodique qui leur ferait décrire , successivement, les rouages qui assurent, tant bien que mal , la marche des institutions françaises .Leur attention est attirée par les irrégularités et les accidents de cette société par ses épiphénomènes les plus scandale .

 

La suppression du nom et le masque mythologique permettent de mentionner ce qui, sous son vrai nom, eut été tabou Tout se passe comme s'il existait un tabou du nom que de la chose .

 

   Mais comment désigner sans nommer ? En décrivant .Si l'on feint de n'avoir pas de mot pour nommer synthétiquement un être, un objet ou une conduite, l'on s'oblige à les redéfinir dans leurs caractères sensibles .

   Homère devi­ent un vieux poète grec , le chapelet, de petits grains de bois , etc. Autant de périphra­ses, devinettes aussitôt résolues par le lecteur qui , lui, connaît les noms évités la ruse de Montesquieu consiste à feindre les lacunes de vocabulaire des Persans devant ce qui leur est inconnu .

   Aphasie volontaire qui oblige à un détour , tantôt par la matérialité redécouverte, tantôt par les équivalents étrangers des mots français : prêtre devient dervis, église devient mosquée .L'effet est double: d'une part, l'on a pu désigner ce qu'il eut été dangereux de nommer ouvertement, d'autre part, l'on a désacralisé les objets et les êtres jusque-là sacrés, en les res­saisissant dans la langue profane, ou dans celle d'une religion concurrente. Que disparaisse le code linguistique où s'inscrit la conviction reli­gieuse, il ne restera plus que la description des gestes requis par le rite, dépouillés de la justi­fication qu'ils reçoivent par la chaîne qui unit les cérémonies, les dogmes et les autres vérités.

    L'acte de la foi et la croyance n'apparaissent plus que sous leur aspect extérieur : la bulle papale n’est qu’un grand écrit (lettre XXIV ), les promesses de Law tiennent toutes dans la vertu d'un écriteau (lettre   CXLII ) .Voilà de quoi mettre à nu la sottise de ceux qui s'y laissent prendre .La cri­tique , la démystification consistent ici à abolir les noms qui inspirent confiance , pour montrer la futilité des choses réelles qui exerçaient sur parole un prestige abusif .Hors du code qui les consacre , ces choses ne méritent plus d'être respectées . Le faux monnayage est omnip­résent, et les Persans le dénoncent, avec ingé­nuité, en retirant aux objets de foi leur nom prestigieux, pour ne leur laisser que la mince surface qu'ils livrent à la perception naïve.

 

Qu'on mesure ici la part de la feinte ! Tandis que Montesquieu joue à faire tenir la plume par un Persan , celui-ci s'invente un rôle de savant pour sauver sa tête .
 

   Montesquieu recourt au travesti persan pour déjouer les réactions de l'Eglise ou des gens en place ; Usbek , comme en miroir, recourt à la fuite , pour déjouer la colère d'un despote manoeuvré par ses ministres Tout se passe comme si le voyage d'Usbek était le reflet hyperbolique de l'incognito de Montesquieu , l'un appelant l'autre Tout se passe comme si le des­potisme oriental , qui fait peser la menace sur la vie d'Usbek , était l'image hyperbolique des abus de pouvoir de la monarchie française .Mon­tesquieu dont on sait la défiance à l'égard du pouvoir absolu et centralisateur , construit ses Lettres persanes en glissant sous l'image de la France , celle de l'Orient despotique : ainsi se produit un effet de surimpression , où apparais­sent soudain les risques d'une orientalisation de la monarchie française .

   Roman des Lumières, les Lettres persanes le sont tout autant lorsqu'elles proposent une cité non idéale, même dans l'apologue des Troglodytes (Lettres XI -XIV), mais raisonnable. Comment a-t-on pu baptiser utopie l'histoire de ce peuple plus ou moins mythique de Libye, disent les géographes de l'Antiquité, de l'Arabie écrit Montesquieu ; dans le cour duquel la nature entretient aussi bien l'agressivité et la volonté de puissance que la vertu ? Les bons Troglodytes réclament un roi .

   Le vertueux Cincinnatus choisi pleure sur leur faiblesse qui aliène leur souveraineté, et prévoit le pire. Ils ont aussi une religion naturelle: sans jamais nous l'imposer, Montesquieu esquisse plus d'une fois dans son ouvrage une religion sans dogmes, sans liturgie, qui demande seulement d'adorer le Créateur et de l'honorer par une conduite de, juste.

   Ce déisme n'est pas incompatible avec la religion du lieu où l'on vit pourvu qu'elle soit tolérante. Montesquieu est aussi hostile que Vol­taire à la théologie qui n'est que système et au cléricalisme qui est un Etat dans l'Etat, qu'il s'agisse des jésuites ou du capucin de la Lettre XLIX qui troublent tout l'Etat. A quelle autorité doit-on en appeler si l'on ne veut sacrifier ni son désir ni sa raison? La réponse donnée par Usbek, dans ce livre où toutes les autorités extérieures sont mises au défi, est un acte de foi en une norme innée et uni­verselle, qui s'impose à toutes les injonctions imposées du dehors: la justice est à la fois un principe intérieur et un rapport de convenance entre les choses.

 

 

C'est le joug dont nous ne saunons nous affranchir, à moins de renoncer à survivre. L'autorité réside dans la conscience de l'homme, juge qualifié du monde physique et du monde moral, s'il sait toutefois où s'arrêtent ses certitudes. Et l'autorité fut-elle inséparable de l'idée que nous nous faisons d'un Dieu de justice, c'est encore en l'homme lui-même que cette idée prend naissance.
 

    C'est à l'homme qu'il appartient de calculer le jeu des forces qui assurent la perfection rationnelle d'un gouverne­ment , en lui permettant d'aller à son but à moins de frais ( lettre LXXX ). Usbek, qui énonce ces principes , et qui sait que les hommes devien­nent injustes sitôt qu'ils préfèrent leur propre satisfaction à celle des autres , est lui-même incapable d'apercevoir sa propre injustice .

   I1 est l'exemple d'une séparation persistante entre l'ordre de la réflexion et celui des actes .A trav­ers les voix joyeuses et graves de son livre , à travers l'échec d'Usbek, Montesquieu nous engage à reconnaître une exigence que nous ne sommes pas près encore de savoir satisfaire : l'accord des actes et de la pensée dans une même raison libératrice , le refus des tyrannies qui encagent les peuples et qui mutilent les indi­vidus .

   D'autre part il y a une révolte dans les Lettres persanes .Seulement cette révolte se; déroule dans l'univers de la fiction .Les énergies sont détournées de main de maître .Le désastre final, dans le sérail d'Usbek , a la valeur du rêve où se réalisent les désirs et les angoisses que la réalité ne tolère pas .

   I1 y a des abus en France , la monarchie absolue y a pris les caractères du despotisme; les fortunes ont été bouleversées par le système de Law , le Parlement de Paris a été relégué et humilié, la Régence a accumulé les scandales. Les maux, provisoirement, ne semblent pas avoir tiré à conséquence à Paris. Le théâtre, en 1721, a été déplacé dans le sérail d'Ispahan. Il offre, là-bas, un espace frivole et tragique pour qu'y soit entendu un écho imaginaire des sentiments éprouvés ici.

   De même que le despotisme oriental devient le modèle typique de tout pouvoir absolu,l'infidélité et le suicide de Roxane prennent leur pleine signification sitôt qu'on les considère comme le geste désespéré d'une volonté de liberté qui s'est heurtée à l'échec et qui n'a pas voulu abdiquer; cette conclusion tragique aura été transportée de la partie sociale et politique à  vie la partie érotique du livre .

 

L'intrigue orientale des Lettres persanes a    pu passer pour un piquant ajouté à l'ouvrage,L'opinion a changé dans la critique contemporaine. On le sait mieux aujourd'hui: le livre a pour objet, en toutes ses parties, les divers aspects  du pouvoir .
 

   A l'opposé de la si joyeuse et vive liberté du regard qui destitue d'entrée de jeu les usurpateurs parisiens, nous observons dans le sérail d'Ispahan, une forme de servitude plus perverse : les femmes y sont traitées comme des objets, tandis que leur beauté reçoit des  soins attentifs.

    Les eunuques, réduits au rôle d'instruments, mais désireux de sauvegarder un reste de volonté propre, n'ont guère que la possibilité de se faire bourreaux à leur tour. Le maître leur demande de garantir ses droits de possessions par la violence et la terreur. S'ils ne peuvent plus -sauf exception - prétendre aux plaisirs du corps, ils ont du moins le pouvoir de pénétrer par la peur dans la conscience des captives ou des subalternes.    

   Nous aurions aussi bien le droit de trouver dans la contradiction d'Usbek une leçon supplémentaire .Si raisonnable, si prompt à se dépouiller de ses préjugés lorsqu'il examine les murs d'une nation étrangère, Usbek est incapable du même détachement lorsqu'il y va de  ses intérêts propres, des plus anciennes fixations de son désir, des coutumes ancestrales. La cruauté d'Usbek est la tache aveugle et presque l'ombre portée de sa rationalité .C'est le résidu d'obscurité dont cet adepte de la religion naturelle n'a pas réussi à se délester. Je présumerai plutôt que Montesquieu voulait   nous faire entendre que l'homme apparemment le plus éclairé n'est jamais assez éclairé, que l’ennemi des illusions n’est jamais assez désabusé sur les erreurs qui l’asservissent .et c’est toute une part de lui-même, mal délivré des fantasme, que Montesquieu dénonce,me semble-t-il dans son double persan.

 

Il reste dans les lettres persanes une leçon de   morale du pouvoir, qui ne permet pas que le lecteur s'attarde dans la gratuité et le nihilisme libertin : la leçon démontre le caractère insoutenable de la tyrannie dans les murs privées.
 

   Elle vaut, par analogie, pour tout Etat soumis au même type de pouvoir, et recourant aux mêmes types de ministres .Et l'on ne doit pas s'étonner que la grande idée de nature vienne soutenir la révolte de Roxane, laquelle aboutit à l'alternative violente de la liberté ou la mort, longtemps avant que la devise ne soit brodée sur les drapeaux de la République. Montesquieu proposait de la sorte un drame exemplaire qui pouvait s'inscrire dans la dialectique du maître et de l'esclave, et qui apportait la preuve que l'autorité du maître despotique s'évanouit dès l'instant où l'esclave se soustrait à son autorité par la révolte et par l'acceptation de la mort.

   C'est ainsi que pour la première fols aussi, un roman se met au service de la philosophie sans devenir pour autant un roman à thèse .Car enfin pourquoi un esprit aussi brillant que profond , se met-il à écrire un roman , et continue-t-il par d'autres ? Certes parce que c'est un con­teur hors de pair, mais surtout parce que mieux qu'un gros in-quarto, un roman plaisant attirera à la nouvelle philosophie des foules de lecteurs séduits. L'auteur charge non sans ironie un musulman d'exposer la charte de la philoso­phie nouvelle , toute pénétrée d'esprit anglais : méthode expérimentale , éloge de la science , rationalisme , esprit critique , de tolérance et de liberté , exigence de justice et de droit , cos­mopolitisme , sociabilité , souci de bonheur , politique et religion raisonnables , la philosophie est là tout entière dans un livre en apparence badin qui apparaît comme le premier grand chef-d'oeuvre des premières Lumières à la française; jamais un roman n'avait porté une telle charge idéologique sans cesser d'être , ce qui n'est pas commun à l'époque , une oeuvre d'art.

    L'objectif de Montesquieu est de soumettre sa société à une épreuve de vérité .Abrité derrière Usbek et Rica, il pose à ses compatriotes une question redoutable: Pourquoi vivez-vous ou pensez-vous ainsi plutôt qu'autrement ? Il y a un Comment peut-on être Français? qui répond implicitement au :Comment peut-on être Persan?La question devrait conduire chacun |a découvrir que les hommes sont tels que leurs habitudes , leur climat, leur éducation les ont faits. Quant là la confrontation entre les travestis persans et les masques de l'homme occidental, elle devrait .faire prendre conscience de l'universelle facticité des 1façons de penser et de vivre, c'est-à-dire leur mensonge, leur vanité.

 

 De même que les observateurs étrangers sont fictifs, il n'y a pas de vraie lettre dans les Lettres     persanes. La missive est un petit théâtre qui met en  scène le propos .
 

   Des règles communes de composition et de style font de Montesquieu , comme  beaucoup d'écrivains de son siècle , un héritier de  l'écriture classique du XVIIe siècle Pour plaire et instruire , selon cet art d'agréer dont parlaient  Pascal et La Fontaine , il faut d'emblée intriguer le  destinataire , d'où le soin mis dans paraphrases ini­tiales .

   Elles annoncent nerveusement le thème, elles se formulent souvent de manière aphoristique , tels   des maximes ou des proverbes .Ce sera par exem­ple un jugement catégorique . Ayant éveillé son intérêt , l'écrivain ne fera pas trop languir son lecteur .I1 le tient en haleine par une argu­mentation claire , rigoureuse , sans inutile compli­cation ou par un développement brillant sans effet gratuit .Cette composition prépare un final étincelant qui, ramassant la signification essentielle du propos, emportera l'adhésion du lecteur .Ainsi , las d'être l'objet de toutes les curiosités et de passer pour bien Persan , Rica quitte ses ornements étrangers pour se vêtir à l'européenne .

   L'effet de chute, ironique, permet à Montesquieu de faire le procès de l'indifférence obtuse, fonde­ment de tous les racismes .Ce trait d'esprit clôt un récit léger, badin, qui délivre pourtant une leçon forte, profonde .Montesquieu use de supports variés pour se faire entendre .Non content de se travestir en Persan, il se livre aussi à la parodie et au pastiche. Des citations , des imitations cocasses s'insèrent dans les missives .L'imitation littéraire flirte parfois , avec l'écriture dramatique , comme dans la con­fession désespérée d'Usbek ( lettre 155 ) ou dans l'ultime discours de Roxane .Souple et mobile , l'écriture de Montesquieu se coule dans différents moules .Elle joue avec les registres du style , même quand l'écrivain s'amuse , le moraliste veille .Il ne faut pas oublier la fameuse chaîne secrète dont parlait l'auteur dans ses Réflexions sur les Lettres persanes. L'esprit du lecteur doit rester constam­ment éveillé et chercher l'unité d'une suite appar­emment disparate, recomposer les thèses que le morcellement des lettres a éparpillées .

 

Le mor­cellement stratégique des lettres fut compris du lecteur de 1721, qu'il gênait moins que celui d'aujourd'hui accoutumé à plus de continuité logique dans un livre.

 

   Cette démarche consistait à croire en l'intelligence du destinataire, suffisamment informé pour suppléer aux non-dits et se satisfaire d'un clin d'il .Montesquieu écrivait en homme pressé, celui qui, le lisait prenait le temps de méditer et de savourer. Jeux de mots , sous-entendus , raccourcis expressifs , métaphores filées , hyperboles , colorent un persiflage méthodique de la société , des idoles , de la religion et de la vie publique .Constamment affleure l'ironie , soit sous la forme du trait , de la pointe qui jaillit ou saillie ici et là , de la chute où le paragraphe pirouette soit sous le vêtement d'une phrase d'une plus savante complexité , dans l'embarras feint de laquelle le lecteur aiguisera lui-même son esprit .L'écrivain excelle aussi dans les instantanés visuels de ses portraits - charges : qu'il s'agisse de l'alchimiste , des casuistes , du décisionnaire ou du grand seigneur infatué ou du géomètre , quelques formules expressives , empruntant à l'art du caricaturiste , font ressortir le modèle. Ces portraits Montesquieu sait les animer en jouant de l'écriture théâtrale .qu'il les insère dans un dialogue (lettre 48) ou dans un monologue (lettre 55) .L'art de l'animation apparaît aussi dans un rythme cinématographique : les effets d'instantanéité dans le mouvement de montée ou de descente des coiffures font ressortir les caprices de la mode.

 

Source:

Revue Le Pont, N 1,Automne 2006

 

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