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  • 24/8/2008
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La méthodologie de la philosophie Sadratique

mulla sadra

Par: Ahad Faramarz Qaramaleki

Traduction par la rédaction

   La méthodologie de la philosophie Sadratique est un des sujets les plus importants et des plus controversés des études sadratiques. L’analyse de la philosophie sadratique en termes de méthodologie a donné lieu à diverses théories. L’éclectisme, la philosophie comparative de Avicenne Ishraqi en phase avec le style de Suhravardi, la sagesse assurée par le langage supérieur de la théologie philosophique…

henry corbin

   Ce type de philosophie caractérisé par la variété des outils dans le cadre de la découverte, et la géométrie moderne épistémologique sont parmi les disciplines majeures qui sont opposées par leurs adversaires à Mullã Sadrã, Mutahari, Henry Corbin, Haeri Yazdi et d’autres penseurs. On peut considérer Mullã Sadrã comme le pionner des études interdisciplinaires en théologie; une approche qui ne date que de vingt ans en Occident. Cette approche permet de résoudre nombre d’ambiguïtés, comme la relation entre la révélation et l’intuition d’un côté, et la méthode démonstrative et la structure de la philosophie transcendantale de l’autre côté. 

Le succès de Mullã Sadrã dans ses études interdisciplinaires tient à une variété de facteurs. On peut les répartir entre facteurs psychologiques, linguistiques et logiques.

   Son excitation intellectuelle, son ouverture d’esprit, et sa flexibilité sont des facteurs typiquement psychologiques. La capacité de Mullã Sadrã de communiquer avec les savants et les maîtres de différents domaines de la culture islamique représente le facteur linguistique. Le premier facteur logique est lié au modèle novateur de Mulla Sadra pour provoquer un dialogue efficace entre différentes disciplines pour résoudre des problèmes théologiques. C’est en cela que Mullã Sadrã réussit à élever sa maîtrise des sciences d’un niveau multidisciplinaire à un niveau interdisciplinaire et, en défiant les approches de chaque science, accéda à une approche transcendante. Une approche englobante et pénétrante qui mène à la découverte de nombre de théories novatrices pour analyser les questions philosophiques. Le second facteur logique découle de l’attention accordée par Mullã Sadrã à l’aspect multi dimensionnel des sujets théologiques. La foi, la révélation, la connaissance la relation entre le monde et Dieu, d’autres questions sont multi dimensionnelles et ne peuvent être analysées qu’à travers une approche interdisciplinaire. Dans le cas contraire, l’approche unidimensionnelle renverrait à un réductionnisme. 

 Problématique

   Les découvertes philosophiques de Mullã Sadrã et l’originalité de ses pensées philosophiques ont été scrutées depuis qu’il a acquis sa réputation1. Se faire une idée du côté épistémologique de la philosophie de Mulla Sadra dépend de la reconnaissance des différents angles de la méthodologie de la philosophie transcendantale, puisque une compréhension systémique de la philosophie de Sadrã n’est possible que dans un cadre méthodologique.

De plus, Mullã Sadrã prétend avoir apporté une philosophie supérieure aux autres systèmes philosophiques. Il évoque la Philosophie transcendantale (hikmat muta’aliyya) comme son plus important ouvrage philosophique.

   L’école de la philosophie transcendantale a été introduite quelques siècles avant Mullã Sadrã; Avicenne a eu les mêmes prétentions par exemple2. Toutefois, le titre de philosophie transcendantale s’applique à la philosophie de Mullã Sadrã et  à celle de ses disciples. Pourquoi considérer la philosophie de Sadrã supérieure aux autres écoles de pensée? La question a été posée par des penseurs contemporains 3- 4. L’auteur pense que répondre à cette question exige de se pencher sur la méthodologie de cette école philosophique. Une revue des idées les plus importantes des Sadraciens et de leurs critiques peut révéler le secret de cette supériorité.

Théories concurrentes

   Concernant l’aspect épistémologique de la philosophie de Mullã Sadrã, nous recensons les six théories principales suivantes:

- La première théorie pessimiste selon laquelle Mullã Sadrã est accusé d’éclectisme, puisant ses idées dans divers livres et les mélangeant plus ou moins heureusement

- La seconde théorie considère Mullã Sadrã comme un Avicenne Ishrãqi (illuminioniste) dans le style de Suhravardi. H.Corbin soutient que5 "si, en tant qu’historien, nous voulons connaître les caractéristiques générales de la philosophie de Mullã Sadrã, nous devons accepter que nous avons à faire avec un disciple d’Avicenne. Mullã Sadrã était familier des travaux d’Avicenne et les a également interprétés. Cependant, il était un Avicenne Ishraqi avec le style de Suhravardi…On doit ajouter qu’il a été profondément influencé par les théories théosophiques de Ibn ’Arabi"6.

- Selon la troisième théorie, la philosophie de Mullã Sadrã est de nature théologique. Mutahari critique cette opinion en disant: "cette opinion est infondée. La philosophie islamique n’a pas fait un pas en direction de la théologie; c’est la théologie qui a progressivement été influencée par la philosophie et a finalement été submergée par elle" 7.

mulla sadra

- La quatrième théorie attribue à la philosophie de Mullã Sadrã un langage supérieur: "si nous décidons d’utiliser cette division linguistique pour clarifier et expliquer la philosophie transcendantale, nous devons dire qu’il a utilisé deux langages pour son enseignement philosophique de haut niveau. Il appelle l’un de ces langages le langage supérieur, ou le langage de la philosophie transcendantale, grâce auquel il décrit sa philosophie. De cette façon, non seulement sa philosophie est immune contre les accusations d’éclectisme et d’instabilité, mais également cela peut être une base nous permettant de justifier et de reconstruire ses innovations concernant le système (principe topique), qui jouit d’un ordre unique 8.  

- La cinquième théorie, sur la base de la distinction entre le rôle de découverte et celui de juge, considère que la philosophie transcendantale jouit d’une variété d’outils en matière de découverte 9-10.

-La sixième opinion souligne la mise en place d’un nouveau système philosophique. La philosophie transcendantale de Mullã Sadrã est au carrefour de la philosophie péripatéticienne, de la philosophie de l’Isrãq, de la voie des théosophes (urafa) et de celle des juristes 11.

L’approche interdisciplinaire de la philosophie transcendantale

   J’ai déjà évoqué les six opinions citées et je m’applique ici à expliquer celle que j’ai acceptée 12-13. Toutes les opinions qui considèrent la philosophie de Mullã Sadrã comme transcendantale, insistent sur ce point que Mullã Sadrã a profité d’œuvres philosophiques antérieures. Sans doute, sa philosophie est un mélange d’enseignements théologique, philosophique, herméneutique, traditionnel (hadith), gnostique. Mais on peut se demander comment Sadra a utilisé tout cet héritage intellectuel varié.

La première théorie de l’éclectisme est simpliste et superficielle. Une revue des travaux de Mullã Sadrã révèle l’existence d’une recherche spécifique dans laquelle Mullã Sadrã utilise différentes sources de connaissance.

   En d’autres termes, Mulla Sadra avait accès à différentes sources; cependant, cela indique qu’il était préoccupé par l’efficacité de la recherche et secondement, nous assure qu’il a travaillé dans le cadre d’un plan de recherche. Mullã Sadrã voulait éviter toute sorte de restriction méthodologique et suivait consciemment un pluralisme méthodologique.

   Sa définition d’un pluralisme méthodologique peut être inférée d’une réflexion sur ses travaux. Sa façon d’aborder les différentes disciplines a les caractéristiques suivantes:

- premièrement, son attention envers diverses sciences résulte de la résolution d’un problème unique. Dans le domaine théologique, il utilise différentes méthodes et branches de connaissance afin de comprendre un problème unique.

- Secondement, il utilise les trouvailles de différentes disciplines. Cependant, ce qui attire sa complète attention est le regroupement d’approches variées pour analyser un seul et unique problème.

- Troisièmement, il ne s’engage pas dans une évaluation comparative ou une sélection de la meilleure approche. Sa méthode consiste à mettre au défi ces différentes approches pour résoudre un problème.  Mullã Sadrã invite Avicenne et Fakhr al-Din Al-Rãzi à un dialogue réel entre eux. Ainsi, ces travaux reflètent ce dialogue entre Ghazzali, Ibn Arabi, des philosophes de l’école de Shiraz. 

Le but de Mullã Sadrã est d’avoir accès à une méthode transcendantale. Défier différentes méthodes et approches procure l’occasion de dépasser ses propres opinions et de développer des expériences philosophiques.

   Cette méthode du défi permet le développement d’une méthode profonde, qui serait aujourd’hui qualifiée d’interdisciplinaire. Elle permet d’éviter l’unidimensionnalité et porte en elle nombre d’innovations. Un exemple de cela se trouve au début du 8ème volume des Voyages (asfar) concernant la psychologie. Mullã Sadrã pose la question de la connaissance de soi et enjoint Avicenne, Fakhr Al-Din Rãzi et Khajé Nassir Al-Din Tussi de relever ce défi à travers un dialogue. De cette façon, il aborde un horizon transcendantal, et trouve une réponse innovante et moderne pour la connaissance de soi, sans précédent dans les travaux des savants antérieurs14.

   Cependant, s’il synthétise cette approche théorique discursive avec une approche fondée sur l’intuition intellectuelle illuminationniste (Ishrãqi) 15, et si, par exemple, l’anthropologie sadratique est basée sur des sources interprétatives, gnostiques, théologiques, péripatéticiennes et illuminationnistes 16, c’est parce que ses découvertes s’appuient sur des études interdisciplinaires plutôt que l’adoption d’idées extraites de disciplines variées, ce qui serait source de perplexité et d’éclectisme.   

Les raisons du succès de Mulla Sadra dans les études interdisciplinaires

    Divers facteurs ont joué un rôle dans la formulation de la méthodologie pluraliste de Mullã Sadrã. Les facteurs à l’origine de ce succès peuvent être classés en trois groupes: facteurs psychologiques, facteurs linguistiques et instruments logiques.

1. Facteurs psychologiques: l’attention portée à différentes sciences est due à la tolérance et à l’absence de biais disciplinaire. Ceux qui sont biaisés par leur champ d’expertise sont souvent incapables d’apprendre d’autres sciences et d’entretenir un dialogue effectif avec leurs collègues d’autres champs. S’autojustifier et juger les autres comme déviés empêche la personne de communiquer avec autrui.

Cette tolérance exige certains pré requis: posséder un haut niveau d’excitation intellectuelle. L’excitation intellectuelle est la capacité de percevoir les excitations et les émotions, les distinguant et les reconnaissant, enfin les contrôlant.

   La vie de Mullã Sadrã révèle clairement cette capacité dans son comportement communicatif. Il pouvait écouter les opinions opposées aux siennes, évitant ainsi toute fatuité intellectuelle en ce qui concerne les travaux d’experts d’autres domaines. 

2. facteurs linguistiques: le dialogue entre disciplines, en plus des bases psychologiques, requiert une communication linguistique avec différentes branches de la science. La familiarité de Mullã Sadrã avec différentes sciences et sa maîtrise de leur langage, lui ont permis d’établir une relation verbale avec des savants travaillant dans différents domaines. Il n’interprète pas les idées théologiques en termes philosophiques, ni ne perçoit les vues gnostiques sur des fondements théologiques; de plus, en ayant une compréhension empathique des idées des maîtres des différentes sciences, il essaye de les opposer les unes contre les autres.

3. les instruments logiques: le troisième facteur déterminant le succès de Mullã Sadrã dans son programme interdisciplinaire inclut sa vision méthodologique et ses compétences logiques.

- D’abord, il était conscient de la nature multidisciplinaire d’un grand nombre de problèmes théologiques et savait que certains sujets liés à la révélation, à la religion, à la relation de la personne avec Dieu trouvaient leur origine dans différentes sciences, et que personne ne pouvait en découvrir tout le mystère en restreignant son attention sur une discipline particulière. Il est en fait impossible de résoudre un problème multidisciplinaire grâce à un réductionnisme méthodologique.

- Secondement, il avait certainement appris par expérience que la réalité appartient à différents niveaux et pensait que la découverte de toute la vérité et la perception ultime des questions est impossible.

C’est pourquoi il essaya constamment d’approcher la vérité autant que possible. Cependant, atteindre un certain degré de vérité ne le rendit pas si fier qu’il devînt empêché de vouloir atteindre des degrés encore plus élevés.  

- Troisièmement, Mullã Sadrã, en raison de sa capacité d’évaluation logique des idées, pouvait entrer dans la compétition entre disciplines, les diriger dans la bonne direction, et faire de différentes idées un outil pour la science. Sa conviction dans le principe de la priorité de l’analyse de l’idée critiquée joue ici un rôle déterminant. 

- Quatrièmement, Mullã Sadrã possède la compétence d’examiner comparativement et l’utilise dans ses études interdisciplinaires. L’examen comparatif n’est pas seulement un objectif mais aussi une méthode de travail pour mieux comprendre les sujets. Il ne voulait pas seulement découvrir les accords et désaccords; plutôt, son but était de trouver la voie à une connaissance globale des problèmes en considérant toutes les approches pour ou contre un sujet. Il essayait toujours d’aller au-delà des similarités superficielles ou des différences pour connaître et comprendre toutes les positions opposées et les analyser. 

Notes:

 [1]. Zakawati, Qaragozlu, Alirezã, “A Criticism of  Mulla Sadra in the Present Period”, Kayhan Farhangi, 8th year, vol.7.

[2]. Ibn Sinã, al-Isharat, 4th Namat, pp. 1/309/401.

[3]. Mudahhari, Murtaèa, Collection of Works, Sadra, vol.3, p. 249, Tehran, 1373 A.S.

[4]. Muhaqqiq Damad, Mustafa, “The Secret of the Supremacy of Sadra’s Wisdom”, Kheradnameh Sadra, vol. 32, pp. 13-18, Summer, 1382 A.S.

[5]. Mujtahidi, Karim, “Mulla Sadra in Henry Corbin’s Words”, Kheradnameh Sadra, Vols, 8 and 9, pp. 37-38, 1376 A.S.

[6]. Corbin, H., “La place de Molla Sadra Shirazi dans la philosophy Iranienne”, Studia Islamica, Paris, 1962.

[7]. Mudahhari, Murtaèa, Collection of Works vol. 13, p. 233, Sadra, Tehran, 1373 A.S.

[8]. Hairi Yazdi, Mehdi, “An Introduction to al-Asfar”, Iranshenasi Journal, 4th year, vol. 4, p. 709, winter, 1371 A.S.

[9]. Surush, Abdulkarim, “Wisdom in Islamic Philosophy”, Daneshgah Inqilab, new series, vols. 98 and 99, pp. 180-190.

[10]. Alizadeh, Boyuk, “The Distinction between the Nature of Mulla Sadra’s Philosophical School and other Schools”, Kheradnameh Sadra, vol. 10, pp. 98-100, winter, 1376 A.S.

[11]. Mudahhari, Murtaèa, Collection of Works, vol. 13, p. 232-250, Sadra, Tehran, 1373 A.S.

[12]. Faramarz Qaramaleki, Ahad, “The Interdisciplinary Approach and the Epistemological Identity of Sadrian Philosophy”, Essays and Reviews, vol. 63, pp. 125-136, 1377 A.S.

[13]. Ibid., “Methodology of Religious Studies”, Danishgah Raèawi Mashad, last chapter, 1380 A.S.

[14]. Mulla Sadra, al-Asfar, vol. 8, p. 48, Beirut, Dar Ahya al-Arabi, 1410 A.H.

[15]. Darzi, Raheleh, Mulla Sadra’s View of the Relation between Discoursal and Intuitive Wisdom, Advisor: Ahad Faramarz Qaramaleki, 1382 A.S.

[16]. Akhlaqi, Marziyah, Qur’an’s Effect on Mulla Sadra’s Anthropology, Advisor: Ahad Faramarz Qaramaleki, 1383 A.S.

Source: Mullasadra.org

 

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