On raconte l'histoire d'un lutteur, qui était réduit à la misère par sa mauvaise fortune et qui se lamentait à cause de son grand appétit et de ses modestes moyens. Il exposa sa plainte à son père, et lui demanda son assentiment pour le projet qu'il avait formé: «J'ai l'intention de partir et d'entreprendre un long voyage; peut-être que, par la force de mon bras, je me procurerai enfin ce que je veux.» Tant qu'on ne les voit pas, ni vertus ni mérites!Que l'aloès soit sur le feu, et pour le musc, qu'il soit broyé.»Le père répondit: «Ô mon fils! Chasse ces songes de ta tête. Ils sont impossibles à réaliser. Tire le pied de la modération de tes appétits sous le pan de la robe du salut; car les sages ont dit: "Le bonheur ne s'acquiert pas en se donnant  beaucoup de peine;  le moyen le meilleur est de peu s'agiter." »Le pan de la robe du bonheur, nul ne le prend par la violenceSur les paupières de l'aveugle, à quoi peut servir le collyre?» Chacun de tes cheveux aurait-il à son bout Deux cents vertus cachées, c'est vertu inutile sous fortune contraire.»Le fils reprit: «Ô mon père! Les avantages des voyages sont nombreux: ils réjouissent l'esprit, procurent des profits, font voir des merveilles, entendre des choses singulières, parcourir du pays, converser avec des amis, acquérir des dignités et de bonnes manières. Ils augmentent les richesses et le gain, font connaître des camarades et s'éprouver soi-même au travers des vicissitudes. C'est ainsi que les soufis ont dit:"Tant que tu restes comme un otage, dans ta boutique ou ta maison jamais, ô homme vain, tu ne seras un homme. Pars et parcours le monde avant le jour fatal où tu le quitteras..."— Ô mon fils, répondit le père, les profits des voyages, tu l'as dit, sont nombreux, mais ils ne sont accordés qu'à seulement cinq classes de personnes. D'abord à un marchand qui, outre des richesses et de la puissance, a des esclaves remplis de douceur, des jeunes servantes ravissantes et des commis actifs. Chaque jour dans une ville, chaque nuit dans une hôtellerie, et à tout moment dans un lieu d'agrément, le riche marchand jouira des biens de ce monde et des délices de l'existence.»Le riche nulle part ne se sent étrangerIl est partout chez lui: plaines, déserts, montagnesIl y dresse sa tente et son lieu de repos.Mais si les biens du monde ne viennent pas en aideà celui qui les veut, il demeure étrangerpartout, et méconnu dans son propre village.»- La seconde personne dont je parle est un savant: à cause de la douceur de ses discours, de la sûreté de son éloquence et de la valeur de son jugement, on s'empresse de le servir et on le traite avec honneur, dans quelque lieu où il se trouve. » Le sage, le savant sont comme l'or en barre Leur valeur vaut partout et l'on connaît leur rang. S'il est ignorant, un fils de grand ressemble à la monnaie de cuir qui nulle part n'a cours.» - Dans la troisième catégorie se range un homme de belle figure, pour la conversation duquel les sages éprouvent du penchant. Ils regardent sa société comme avantageuse et considèrent les services qu'ils lui rendent comme une faveur. Car les sages ont dit: "Un peu de beauté vaut mieux que beaucoup de richesses: un visage agréable est le remède des cœurs blessés, il est la clé de bien des portes."» Lorsqu'un adolescent est avenant et beau Son père le mettra dehors sans inquiétude! Il est perle, coquille n'existe plus pour lui Toujours  trouve  acquéreur la perle incomparable.»- Quatrième rang une personne douée d'une belle voix qui, par sa gorge semblable à celle de David, arrête l'eau dans son cours et l'oiseau dans son vol. Par ce don, il s'emparera du cœur des hommes, et les personnes avisées rechercheront sa compagnie.»La beauté des chansons enchante mon oreille, Qu'elle est douce à l'oreille des compagnons de l'aube»Or un artisan qui, par le travail de ses mains, obtient toujours sa subsistance, de sorte que son honneur n'est jamais abaissé pour obtenir du pain. Les sages ont dit:"Un cordonnier qui part de sa ville natale ne connaîtra jamais affliction ni misère. Si le roi de Nimroûz vient à quitter son trône Tout lui sera désert où, de faim, il mourra..."Tels sont, ô mon fils, les talents et les vertus nécessaires dans les voyages. A qui les possède, autant de motifs pour rassurer son cœur et donner, à la vie, de l'agrément. En revanche, quiconque en est privé risque de parcourir le monde en victime de ses illusions. Personne n'entendra son nom ni son signalement, il passera inaperçu.» Qui aura contre lui le mouvement du monde La main de la fortune le guide jusqu'au pire. La palombe quittant à tout jamais son nid Les leurres du destin au filet la conduisent.»Le fils répondit: "Ô mon père, de quelle manière contredirai-je la parole des sages qui ont dit: "Quoique chaque partie de chaque jour soit dans la main de Dieu, s'attacher aux moyens de l'obtenir est un devoir, et bien que le malheur soit décrété par le destin, il faut éviter les portes par lesquelles il arrive."» Si chaque jour porte avec lui sa subsistance La règle de sagesse est d'aller de l'avant pour la pouvoir trouver. On dit que le destin sert à chacun sa fin, qu'elle est fixée d'avance Alors, partir n'est pas la gueule du dragon!»Avec les muscles que j'ai, je combattrai un éléphant furieux et je lutterai contre un lion. II convient donc que je fasse un voyage: je n'ai plus la force de supporter plus longtemps ici le jeûne que notre pauvreté m'impose.» Lorsqu'un homme est tombé de son rang, de sa placeQue regretterait-il? Il est partout chez luiLe riche, pour sa nuit, entre dans sa maisonLe pauvre, sa maison est partout par le monde.»Cela dit, il demanda à son père sa bénédiction, fit ses adieux et partit. Au moment du départ on l'entendit qui prononçait ces vers:«L'homme juste, éprouvé par mauvaise fortune s'en ira dans un lieu ou nul ne sait son nom.»Le jeune lutteur parvint bientôt au bord d'un fleuve impétueux. Dans ses rapides, les pierres roulaient sur les pierres, le bruit se faisait entendre à un lieu et demi de distance.Le jeune homme vit une troupe de gens qui s'étaient assis dans un bac après avoir payé au passeur un grain d'or. Comme il n'en avait point, il choisit d'ouvrir la bouche de l'éloge, vanta sa force et pria le nautonier de l'accepter. Ce fut en vain. «Sans or, tu ne pourras utiliser ta forceEt si tu as de l'or, ta vigueur, qu'en fait-on?» Le marinier insensible se détourna de lui en riant et dit: "Tu n'as pas d'or? Qui traverse la mer par force?" Que vaut la force de dix hommes? Ne m'apporte que l'or d'un seul..."Le jeune homme, vexé par cette injure, résolut d'en tirer vengeance. Le bateau partait, il cria donc au batelier: «Si tu te contentes de ma robe, je ne la refuserai pas!»Aussitôt, le nautonier, qui convoitait la robe, fit virer sa proue pour s'approcher.»L'avidité coudra les paupières du sage L'oiseau et le poisson iront dans le filet.»Dès que la main du jeune homme fut à portée de la barbe et du collet du marinier, il le tira à lui, et le jeta sur le pont du bateau, sans aucun respect. Son compagnon sortit du poste pour lui porter secours; mais il mesura la force du jeune homme, et s'enfuit. Alors, on jugea convenable de faire un accommodement avec l'agresseur et de le dispenser de son péage.»Si la dispute naît, montre de la patience La douceur sait fermer la porte du combat. Avec des mots affables et de bonnes paroles Comme avec un cheveu, tu guides l'éléphant!»Pour s'excuser de ce qui avait eu lieu, les nautoniers tombèrent aux pieds du jeune homme, embrassèrent plusieurs fois avec hypocrisie sa tête et son visage, le firent entrer dans le bateau et partirent. Ils arrivèrent bientôt près d'une colonne construite par les anciens Grecs et qui, dans l'eau, était restée debout. Le marinier dit alors: «Il y a une voie d'eau sous la coque; il faut que le plus brave d'entre vous, le plus courageux et le plus fort, monte sur la colonne, et qu'il prenne le câble du bateau afin que nous le réparions.»Le jeune homme, abusé par l'orgueil que lui inspirait son courage, ne se méfia pas de l'ennemi au cœur ulcéré, il avait oublié la parole des sages: «Si tu as une fois fait le moindre mal à quelqu'un, lors même que tu lui procurerais ensuite cent prévenances, ne sois jamais en sûreté, crains sa vengeance. La pointe du dard sort de la plaie, mais la douleur demeure et elle étreint le cœur.»»A Khiltãch, Begtãch a dit avec sagesse:"Qui  tourmente  son ennemi  ne  connaîtra  plus  de  repos. "»Si tu as affligé un cœur, ton propre cœur sera en peine Contre la muraille d'une citadelle, ne va pas lancer un caillou Un caillou rebondira sur toi, du haut du fort.»Aussitôt que le jeune homme eut roulé le câble du bateau autour de son bras, et qu'il eut grimpé sur le sommet de la colonne, le marinier coupa la corde et gagna le large. L'infortuné demeura stupéfait, abandonné dans ce lieu-là: il y passa deux jours dans la crainte et l'horreur, endurant la faim et la soif. Le troisième jour, le sommeil le prit au collet et le jeta à l'eau. Après un jour et une nuit, il arriva épuisé jusqu'au rivage. Un dernier souffle de vie lui étant resté, il se mit à manger des feuilles d'arbres et à arracher quelques racines qui réparèrent un peu ses forces.Il s'avança dans le désert et marcha jusqu'à ce que, altéré, affamé et n'en pouvant plus, il parvint auprès d'un puits. Il y vit une troupe d'hommes réunis. Chacun buvait une tasse d'eau, moyennant une obole. Le jeune homme n'en avait pas. Il demanda de l'eau, en exposant son manque de ressources, mais nul n'eut pitié de lui et on la lui refusa. Il serra alors les   poings   de  colère  et   terrassa  plusieurs personnes. Mais les autres, nombreux, eurent le dessus et le repoussèrent après l'avoir chargé de coups.»Une nuée de moucherons peut mettre en fuite un éléphant La peau du lion ne vaut plus rien si les pauvres fourmis s'unissent...»Forcé par la nécessité, malade et blessé, le lutteur se mit à la suite d'une caravane et partit. A la nuit on arriva dans un lieu qui était fort dangereux à cause des brigands. Le jeune homme vit qu'une frayeur extrême s'était emparée des gens de la caravane, et avaient préparé leur cœur à la mort. Il leur dit: «Ne craignez rien! Me voici parmi vous, moi qui pourrais, seul, tenir tête à cinquante hommes. Que les autres jeunes hommes se tiennent prêts à me venir en aide.» Le cœur des gens de la caravane fut raffermi. L'estomac du jeune homme était en feu par la violence de la faim et les rênes de la modération s'étaient échappées de ses mains, il mangea quelques bouchées avec avidité et but quelques gorgées, de telle sorte que le démon qui le consumait s'apaisa. Il tomba aussitôt dans un profond sommeil.Un vieillard, qui avait parcouru le monde et était respecté pour sa longue expérience, faisait partie de la troupe. Il dit: «Ô mes amis! Je suis plus effrayé par votre escorte que par les voleurs. On raconte qu'un Arabe avait amassé quelques drachmes. La nuit, seul dans sa maison, il ne pouvait plus s'endormir de crainte des Loures. Afin d'éloigner par sa présence la frayeur que lui inspirait sa solitude, il appela près de lui un de ses amis. L'ami passa plusieurs jours chez lui, si bien qu'il eut connaissance des drachmes; il les emporta et disparut. Le matin, on vit l'Arabe dépouillé et se lamentant, et on lui dit: "Qu'y a-t-il donc? Peut-être qu'un voleur t'a emporté tes drachmes?— Non, par Dieu, répondit-il, le gardien que j'avais choisi moi-même les a prises."»Je ne m'assieds jamais sans craindre le serpent 
Trop redoutable est sa nature 
L'ennemi qui vous mord sous un masque d'ami 
Jusqu'à l'âme vous empoisonne.
» Savez-vous, mes amis, si ce jeune homme que vous venez d'accueillir ne fait pas partie de la bande des voleurs, et s'il ne s'est pas introduit par ruse au milieu de nous pour informer ses compagnons? Aussi je juge préférable que nous profitions de son sommeil pour poursuivre notre route.»
Le conseil du vieillard parut juste aux gens de la caravane et ils conçurent dans leur cœur la crainte du lutteur. Ils ramassèrent donc leur bagage et laissèrent au désert le jeune homme endormi.
Il ne connut son abandon qu'avec les premiers rayons du soleil qui brillaient sur ses épaules. Il leva la tête et vit que la troupe était partie. Le malheureux tourna beaucoup et il ne parvint nulle part. Mourant de soif et privé de nourriture, il se résigna à mettre son visage contre terre et à mourir.
«A qui parler? Qui m'est resté? Les chameaux fauves sont partis 
Pour l'étranger, aucun ami, si ce n'est l'étranger lui-même. 
» Qui n'aura pas été en pays étranger 
contre les étrangers emploiera la violence.»
Il se parlait ainsi lorsque le fils du roi, qui s'était éloigné de son escorte à la poursuite d'une proie, se trouva soudain près de lui. Il entendit ces paroles et regarda attentivement le jeune homme. Frappé par son visage et par son dénuement, il lui dit: «D'où es-tu, et comment donc es-tu parvenu en cet endroit?»
Le jeune homme lui raconta alors une partie de ce qui lui était arrivé. Emu par son histoire, le fils du roi lui offrit une robe d'honneur et un peu d'argent. Puis il le fit raccompagner par un homme de confiance jusqu'à chez lui. C'est ainsi que, quelques jours plus tard, le jeune lutteur s'en revint dans sa ville.
Son père fut heureux de le revoir et rendit grâce à Dieu qu'il fût sain et sauf. La nuit, le fils raconta à son père ce qui lui était arrivé, l'aventure du vaisseau, la violence du marinier et des villageois, la perfidie des gens de la caravane. Le père lui dit: «Ô mon fils! Ne t'ai-je pas dit, au moment du départ: la main de la bravoure est liée, et des griffes aussi acérées que celles du lion sont usées pour ceux qui sont dans l'indigence.
» Un maître d'armes démuni a dit cette bonne parole: 
"Un seul grain d'or vaut mieux que ton poids de violence."
— Ô mon père! répondit le fils, je crois qu'il faut savoir accepter les tribulations si l'on part à la recherche d'un trésor. Tant que tu ne t'exposes pas toi-même, tu ne remportes pas la victoire, et celui qui ne sème pas le grain ne récoltera pas de moisson. Ne vois-tu pas, à travers les mésaventures que j'ai traversées, l'immense trésor que j'ai rapporté, et pour quelques piqûres d'abeilles, combien de miel j'ai récolté.
» On ne peut rien manger qui ne vous soit donné 
Mais il faut, à tout prix, poursuivre sa provende.
» Le plongeur qui craindrait la gueule du requin 
Ne remonterait pas avec la perle unique.
» La pierre qui supporte la meule du moulin 
n'est pas en mouvement. Elle a toute la charge.
» Que mangera le lion au fond de sa caverne? 
Dans son aire, un faucon reste sans nourriture. 
Si tu veux t'emparer d'une proie dans tes murs 
Que ta main et ton pied soient ceux de l'araignée!
— Ô mon fils, répondit le père, le destin est venu à ton secours, et sa vertu te guidant, la rose est sortie de l'épine, l'épine est sortie de ton pied. Un homme puissant a daigné jeter sur toi un regard de compassion et s'est montré envers toi généreux. Il a eu pitié de toi et, par sa sollicitude, il a remédié à ta triste situation. Une pareille chance arrive rarement, et on ne peut raisonner d'après ce qui est rare. Prends bien garde qu'une autre fois tu ne tournes pas autour du filet avec la même réussite.
»A la chasse un chasseur n'a pas toujours sa proie 
La panthère parfois surgit et le déchire.»
Un roi de Perse avait à son anneau une pierre précieuse. Pour se distraire, il partit une fois avec quelques-uns de ses favoris pour se rendre au moçallã de Chirãz. Il donna l'ordre d'attacher son anneau au-dessus de la coupole d'Adhed-Edaullãh, afin qu'il fût gagné par l'archer dont la flèche passerait au travers. Quarante archers qui étaient au service du roi lancèrent leurs flèches, et tous manquèrent le but, si ce n'est un jeune garçon qui, monté sur un toit voisin, lançait ses flèches de tous côtés pour s'amuser. Il advint que le vent d'est poussa l'une des flèches à travers l'anneau. Le roi lui accorda la bague et il lui donna un vêtement d'honneur et de l'argent. Aussitôt après, le jeune homme brûla ses flèches et son arc. "Pourquoi agis-tu ainsi?" lui demanda-t-on. Il répondit: "Afin que ma gloire subsiste."»
»Le sage et ses conseils, parfois le vent les prend 
Le jeune homme ignorant, parfois le vent le guide.»