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  • 15/8/2009
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La psychologie des foules (1895) de Gustave Le Bon (3)

La construction du langage

   Selon Basil Bernstein (1924), c’est par leur type de langage que les classes sociales se structurent et se transmettent de père à enfant. La construction et le mécanisme plus complexe du code élaboré proviennent de situations où des locuteurs, ne partageant pas un mode de vie commun, comme le permettent surtout les hautes positions sociales, sont contraints d’expliciter au maximum leur intention, leur langage se centrant ainsi sur l’individualité ou «le moi», tandis que des locuteurs ayant l’expérience commune d’un même mode de vie, tels les ouvriers ou des époux, peuvent se contenter, et doivent même utiliser, des symboles allusifs, le «nous» faisant s’identifier les individus les uns aux autres, et leur permettant comme leur commandant d’employer un contenu verbal pauvre et rigide compensé par la richesse du contexte communément compris. Au surplus, ce processus de désindividualisation est renforcé par les modes de relations fortement hiérarchiques, l’individu étant davantage commandé par l’autorité du groupe ou d’un représentant du groupe plutôt qu’il ne suit ses propres réflexions et sentiments. C’est ainsi que B. Bernstein peut dire des codes restreints qu’ils sont « liés au statut ou (…) à la position, alors que les codes élaborés sont orientés vers la personne»1.

   Voilà en effet une conjonction parfaite avec ce que notre auteur dit de la communication et de la pensée dans la foule dominée par un meneur, communication et pensée rudimentaires, vides de tout raisonnement et de toute argumentation, axées sur de simples mots (slogans) porteurs d’images mentales et non de concepts. C’est sur ce point que la thèse psycholinguistique de Le Bon trouve un appui: comme l’est la collectivité ouvrière étudiée par Bernstein, la foule de Le Bon est bien ce moule qui intègre fortement les individus dans un tissu relationnel étroit, et leur fait vivre et suivre une expérience commune qui les dispense d’élaborer un langage et une pensée supérieurs.

meneur de foule et talent oratoire

   Cependant, si l’individu régresse affectivement et intellectuellement dans la foule, celle-ci n’est pas pour autant dénuée d’une vie mentale intense, et cette vie mentale peut atteindre une puissance d’action sans égal.

Le Bon inverse cette causalité et soutient au contraire que «les seuls changements importants, ceux d’où le renouvellement des civilisations découle, s’opèrent dans les opinions, les conceptions et les croyances. Les événements mémorables sont les effets visibles des invisibles changements des sentiments des hommes.» Il faut comprendre bien sûr que les foules sont ici évoquées comme porteuses de ces changements, ces foules qui sont les plus réceptives à ces croyances et représentations, comme les plus aptes par leur puissance à les mettre en application.

   Pour Weber comme pour Le Bon, tout doit se comprendre à partir de la «subjectivité» des acteurs sociaux, le «sens visé» étant une projection dans le temps prise par l’acteur ou le groupe d’acteurs étudié, et prise en conséquence aussi par la sociologie qui l’étudie; la «finalité» constitue ce qui fait agir d’une manière ou d’une autre l’individu ou le groupe, et ce qui permet par retour la compréhension de son action, qu’on soit dans une finalité rationnelle ou non, car, en ce qui concerne la sociologie, «la “ rationalité par finalité ” lui sert précisément d’idéaltype pour pouvoir évaluer la portée de ce qui est “ irrationnel par finalité”.»2

Le meneur de la foule

   Le Bon expose comment les foules ressentent le besoin quasi vital d’un meneur. La désignation d’un meneur redonne une unité à l’anarchique multiplicité où la foule risque la paralysie et le conflit, tout en permettant à chaque individu de se retrouver par représentation à la tête de la foule. Weber inventorie trois formes de domination admises et légitimées par les collectivités humaines: celle basée sur la force de la tradition et des coutumes, celle justifiée rationnellement par la validité des lois, et celle impulsée par une force personnelle charismatique, «soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne.» 3. Weber décrit cette autorité fondée « sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme); elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause et par leur confiance en sa seule personne en tant qu’elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l’héroïsme ou d’autres particularités exemplaires qui font le chef».

Pour Le Bon, le meneur, loin d’être celui qui dépasse et transcende la foule, il est celui qui en incarne la partie la plus rudimentaire et la plus fusionnelle: le meneur est inspiré et emporté, mais surtout inspiré et emporté par les pulsions les plus vives et les plus profondes qui animent la foule; il est ainsi emporté par cette foule, et c’est par cela même que la foule s’identifie à lui et le reconnaît comme son «meneur». Cela ne signifie pas pour autant que le meneur soit par essence vil et nuisible; il possède les valeurs et les carences éventuelles de la foule dont il fait partie.
le meneur de la foule

L’orientation idéale de la foule

   Que ce soit avec ou sans un meneur, vers quoi la foule doit-elle être «menée»? «Avec l’évanouissement progressif de son idéal, écrit Le Bon, la race perd de plus en plus ce qui faisait sa cohésion, son unité et sa force. (…) Ce qui formait un peuple, une unité, un bloc, finit par devenir une agglomération d’individus sans cohésion et que maintiennent artificiellement pour quelque temps encore les traditions et les institutions. (…) Avec la perte définitive de l’idéal ancien, la race finit par perdre aussi son âme.»

 L’idéal, un rêve assez ambitieux et assez riche de faramineuses illusions pour motiver et rassembler les efforts de chacun et de tous, constitue le seul ressort assez puissant pour faire de toute foule, au départ simple agrégat d’individus soumis à toutes les influences et à tous les écarts que nous avons inventoriés, une organisation sociale solidaire et constructrice de l’histoire.

Notes

1: Bernstein (B.), Langage et classes sociales – Codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 29. et pp. 197-198. (Retour à l’appel de note)

2: Weber (M.), Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, Collection Agora, 1992, (1ère édition : 1922), p. 305 et p. 306. (Ouvrage à paraître dans la collection des Classiques des sciences sociales) (Retour à l’appel de note)

3: Weber (M.), Economie et société - Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, Pocket Agora, 1995, p. 289. (1ère édition : 1922) (Retour à l’appel de note)

Sources:

Gustave Le Bon  (1895), La psychologie des foules, Edition Félix Alcan, 9ème  édition, 1905

Wikipedia.org

Serge-moscovici.fr

Psychologie-sociale.com

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