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  • 21/6/2008
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Quatre siècles d’échange littéraire franco-iranien (2) 

saadi

Les récits de voyages 

    C’est d’abord les récits de voyages qui font connaître aux Français  la littérature persane. Signalons qu’au XVIIe siècle le public en France manifestait un grand intérêt pour lire les récits de voyages; Jean Chapelin (1595-1679) en a expressément parlé dans une lettre: 

Nostre nation a changé de goust pour les lectures et au lieu des romans qui sont tombés avec la Calprenète, les voyageurs sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la cour et dans la ville .1

   Adam Oléarius diplomate et voyageur allemand d’expression française est, à notre connaissance, le premier auteur de relation de voyage à avoir parlé, d’une manière érudite, des chefs-d’œuvre de notre littérature. Pour Oléarius en effet, les plus grands poètes des Persans sont: Sa’adi, Hafiz et Firdowsi.

Homme de lettres d’ailleurs et versé dans la littérature persane, grâce surtout à son assez long séjour en Iran (de 1633 à 1639) et traducteur en allemand du Jardin des roses de Sa’adi, les jugements de ce voyageur étaient pour les Européens du Grand siècle d’une importance réelle et d’une pertinence particulière. Wolfgang Goethe dans son West-Östlicher Diwan a bien reconnu ses dettes envers Oléarius :

De son voyage, souligne-t-il, Oléarius nous a fait des reportages fort instructifs et ravissants.2 

   L’autre grand voyageur de cette époque est l’Italien Pietro della Valle. Son voyage en Perse commence en 1614 et s’achève en 1626. Pendant ce long séjour della Valle  a très bien appris le persan au point qu’il arrivait même à composer des poèmes à la persane.

   Il aimait à comparer la poésie persane avec la poésie italienne et les poètes persans avec ceux d’Italie. Ainsi, par exemple, Hafiz à ses yeux  est-il le Pétrarque des Persanophones .3

La traduction du récit de voyage de della Valle une fois publiée en France en 1661, les Français surtout les poètes du XIXe siècle n’auront de cesse d’y puiser de riches informations sur la Perse, ses mœurs, sa civilisation et sa littérature.

   Annemarie Schimmel écrivain, critique et orientaliste du XXe siècle est d’avis que della Valle  est le premier qui ait présenté Hafiz aux Européens :

   C’est en 1650 écrit-elle, que l’Europe a, pour la première fois, entendu parler de Hafiz; c’était à partir du moment où Pietro della Valle a parlé de lui dans son récit de voyage .4

jean-baptiste tavernier

    Jean-Baptiste Tavernier se rendit en Perse en qualité de négociant, mais de retour à Paris, il rassembla ses notes prises pendant ses voyages et en collaboration avec Chappuzeau et La Chapelle-Bassé en fit un récit fort charmant qu’il publia à Paris en 1676 quelques années avant sa mort (survenue en 1689) sous le titre de Les six voyages de Jean-Baptiste Tavernier… qu’il a fait (sic) en Turquie, En Perse et aux Indes.

Outre ses activités commerciales, Tavernier s’intéressait aussi à la littérature. Ainsi donne-t-il à ses lecteurs des instructions fort utiles de la littérature persane.

    Jean Chardin qui est, de nos jours, passé à juste titre pour le père fondateur de l’iranologie en Europe, parcourut La Perse à deux reprises, et cela non pas comme Tavernier par l’avidité de s’enrichir mais plutôt par la curiosité de s’acquérir des nouvelles connaissances.5 Les deux ouvrages monumentaux qu’il élabora à Ispahan capitale de La Perse sous les Séfévides sont en réalité une encyclopédie d’iranologie où sont tour à tour traités divers sujets : historiques, pédagogiques, culturelles et surtout littéraires.

   En ce qui concerne la poésie, Chardin y consacre tout un gros chapitre. Il trouve la poésie persane pleine de sagesse, de philosophie et d’harmonie; car « la poésie, dit-il est le talent propre et particulier des persans et la partie de leur littérature où ils excellent. » 6

   Se posant la question qui porte sur le pourquoi de l’épanouissement de la poésie chez les Iraniens Chardin répond en vrai critique :

Leur génie, écrit-il, est gai et ouvert, leur imagination vive et féconde; leurs mœurs sont douces ; leur tempérament est amoureux et leur langue a la douceur propre et requise  pour les vers .7
molavi

  Chardin traduisit en outre un nombre considérable de poèmes appartenant aux plus grands poètes de la littérature persane dont Afez, Sahdy (sic), Firdowsi, Molavi.

    Au XVIIIe siècle le nombre des voyages faits en Perse se réduisit énormément à cause de l’insécurité qui régnait alors sur le pays suite à la chute de l’empire Séfévide, l’invasion et l’occupation afghanes(1722-1736), les guerres de libération, l’avènement sur le trône de Nadir Shah en 1736 et son assassinat en1747, la guerre civile, les guerres de succession etc.

Malgré tout cela le goût pour la Perse persista chez les érudits, et les gens de lettres s’informeront désormais grâce à la réédition en chaîne des relations de voyages françaises ou la traduction de celles écrites et publiées au siècle précédent.

   La présence de la Perse dans la littérature française ne se limitera plus désormais à quelques noms et personnages de tragédie comme Mithridate, Roxane, Rodogune, Suréna etc. Mais des auteurs tels Barthélemy d’Herbelot dans sa Bibliothèque orientale, Diderot dans la grande Encyclopédie et Montesquieu dans ses fameuses Lettres persanes feront une très large place à la Perse et aux Persans.

   Le XIXe siècle en Iran commence avec des changements radicaux : en 1795 Agha Mohammad Khan fondateur eunuque et dictateur sans merci mais courageux de la dynastie ghadjare fut assassiné; son neveu Fath-Ali succéda à lui. Avec l’avènement du nouveau roi qui ne connaissait pas la politique mieux qu’un chef de tribu, l’empire perse perdit de plus en plus de sa grandeur et marcha progressivement vers le déclin. Ainsi aux campagnes victorieuses et aux conquêtes glorieuses du Napoléon de la Perse, Nadir shah succéda la perte de la Georgie en 1813 puis de l’Arménie en 1828.

   Renonçant donc définitivement au rêve d’un grand empire, le jeune roi ne se contenta que d’éliminer l’insurrection et l’opposition formées à l’intérieur pour y  rétablir à nouveau l’ordre et la sécurité.

Une fois l’ordre établi, les Européens motivés par divers intérêts (parmi eux il y avait des diplomates, des négociants, des militaires, des médecins, des savants, des techniciens voire même des poètes et des écrivains.) furent attirés ou invités en Perse.

   Quelques-uns de ces voyageurs publièrent à leur retour en Europe leurs souvenirs leurs impressions et le récit de ce qu’ils avaient vu et fait en Perse. C’est le cas de Gaspard Drouville, Pierre Amédée Jaubert, Adrien Dupré, Ange de Gardane, J.M. Tancoigne, Charles Bélanger, Rémy Aucher-Eloy , Pierre Loti et bien d’autres encore.8 Faute de place nous nous bornons ici à ne parler que de deux d’entre eux et de manière encore très succincte.

   Gaspard Drouville parcourut la Perse sous Fath-Ali shah de 1812 à 1814. Sa relation de voyage parut à St-Pétersbourg et en raison de son importance les traductions allemande et anglaise en parurent presque en même temps que l’édition originale. Dans cet ouvrage l’auteur aborde divers sujets : depuis la langue des Persans jusqu’à leurs mœurs, leur musique, leur littérature, leur théâtre etc. Dans un passage il souligne de la façon suivante la connaissance des Européens de la littérature persane :

Les Persans sont très sententieux (sic)parce que leurs poètes ont fait une infinité de proverbes, qui sont en grande partie traduits dans toutes les langues de l’Europe.9

   Et ailleurs, en citant Sir William Jones, il invite implicitement les Européens à imiter les plus grands poètes persans surtout Hafiz, Sa’adi et Firdowsi et à créer des œuvres semblables aux leurs:

   Sir William Jones, précise-t-il, l’auteur de la grammaire anglaise et persane à qui nous devons l’intéressante traduction de la vie de Nadir –Schah par Mirza Mahdi, paraît regretter que Voltaire n’eût pas connu la langue persane, pour nous présenter, dit-il en habit européen, les excellentes productions de ce pays, qui passeraient chez nous comme ailleurs, pour des chefs-d’œuvre inimitables: Messieurs Langlès, de Sacy et plusieurs auteurs orientalistes distingués se sont occupés avec beaucoup de succès à remplir cette tâche . 10

   Amédée Jaubert ancien élève  de l’Ecole des Langues Orientales vivantes et en qualité de secrétaire-interprète du roi pour les langues orientales, connaissait à fond la langue et la littérature persanes. Il a même traduit et fait connaître aux Européens un grand nombre de textes choisis, glanés dans les jardins de roses de notre poésie.

 

Notes:

 1- Les lettres de Chapelin Tome II Paris 1883 p. 340

2 - Note de Goethe citée par l’éditeur allemand  de Moskowitsche und Persische Reisie d’Oléarius.

3 - C’est justement ce que fera au XIXe siècle Hugo dans ses Orientales.

 4-A.  Schimmel, Hafiz and his critics, in Studies in Islam 1979,  p.12

5 - Les termes en italique sont empruntés à Chardin.

6 - Cité par Jeanne Chaybany, in Les voyages en Perse, Ministère de l’Information d’Iran Téhéran 1971, p. 82

7 - ibid., p.82

8 - David Vinson dans son livre intitulé Les Arméniens dans les récits des voyageurs français du XIXe siècle pp. 27-63, a bien donné la liste exhaustive des noms de ces voyageurs.

9 - G. Drouville, Voyage en Perse en 1812, St-Pétersbourg, 1819, Tome second, p.45

 10- ibid. p.44

Source:Revue Le Pont, N:4, été 2007, PP.12-14.

Dr. Mohammad ZIAR

Université azad islamique de Téhéran

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